Aller au contenu

Entretien avec Ruth DREIFUSS, ancienne présidente de la Confédération suisse et pionnière d'une autre politique des drogues

1731685521717

Dans le cadre des 60 ans du GREA (Groupement Romand d’Etudes des Addictions), nous avons eu la chance de nous entretenir avec Ruth Dreifuss. Celle qui fut Présidente de la Confédération suisse – équivalent de cheffe du gouvernement – en 1999 a participé au développement du modèle des 4 Piliers dans son pays afin de réduire les conséquences négatives des consommations de drogues.
De 2016 à 2020, elle fut également présidente de la Global Commission on Drug Policy. Grâce à ses membres, souvent d’anciens dirigeants politiques ayant constaté l’échec de la guerre à la drogue, cette commission œuvre depuis 2011 pour faire évoluer les différentes politiques nationales et internationales partout dans le monde.
Ce n’est pas peu dire que Mme Dreifuss s’y connaît en matière de politiques de santé publique et de politique des drogues… Nous avons profité de sa présence à Lausanne pour revenir sur sa vision de la politique des 4 piliers* ainsi que du rôle des associations pour une réforme des politiques répressives en matière de drogues.

INTERVIEW

 

Qu’est-ce qui fait que la politique des 4 Piliers fut bien accueilli et intégré en Suisse ?

 

D’un point de vue historique et sanitaire, il faut se replonger dans la crise des années 80, avec la montée du sida, les injections d’héroïne, la prostitution, les scènes ouvertes de consommation …
En Suisse, cette crise a accouché d’un consensus du secteur médico-social et de la police pour agir, d’autant que le phénomène était visible de tous. Il était alors question de dissoudre les scènes ouvertes qui fleurissaient un peu partout mais de ne pas perdre de vue les usagers de cette scène.
Cela a commencé par instaurer la visibilité des travailleurs du médico-social, développer le contact, les aspects presque humanitaires en fait. Tout ça il a fallu le poursuivre afin de permettre à ces publics de se réinsérer. Finalement, on a réussi ce pari de ne pas plonger les gens dans la marginalité et c’est là l’origine de la politique des 4 Piliers : prévention, réduction des risques, traitement et répression.

 

  • Prévention
    Si l’on doit revenir sur chacun des piliers, à mon sens, le plus important c’est la prévention. C’est le plus important mais finalement, après plusieurs dizaines d’années de travaux en ce sens, on ne sait toujours pas vraiment comment on doit la faire cette prévention. Celle-ci regroupe tant de champs d’intervention, aussi nombreux que disparates : Information précoce, santé mentale des plus jeunes, enjeux psychiatriques… C’est ce qui la rend aussi complexe que passionnante.
  • Réduction des Risques
    Vient ensuite la Réduction des Risques qui intervient afin que la consommation n’aggrave pas les problèmes que ces personnes ont déjà. Là on peut le dire, en Suisse, on a tâtonné… On a été aspiré par des associations, des travailleurs sociaux, par plein de projets… Et puis finalement on ouvre la première Salle de Consommation à Moindres Risques d’Europe, c’était en 1986 à Berne. J’en suis particulièrement fière.
    Par la suite, quand j’ai pris mes fonctions de Présidente de la Confédération suisse en 1999, l’échange de seringues était déjà devenu légal mais cette première étape n’était qu’un marchepied vers de nouvelles avancées majeures pour la Réduction des Risques, c’est ce que nous avons fait avec le développement de l’analyse de produits, du déploiement des kits de naloxone… une batterie efficace et la plus complète possible en termes de RdR.
  • Traitement
    Le 3ème pilier c’est le traitement, là où il y a eu la plus grande guerre idéologique et notamment autour de l’abstinence, corrélée à des dogmes autour de la notion de bon ou mauvais consommateur, autant dire, de bon ou mauvais citoyen…
    La Suisse avait déjà une longue expérience de la méthadone lors de ma prise de fonction. Mais on a passé un nouveau cap avec le développement de nombreux essais cliniques. L’un des plus marquants reste l’essai clinique qui a permis de passer de la méthadone, parfois mal supportée par les patients, à la diamorphine, qu’on utilise désormais comme traitement de substituions en Suisse. Cet essai a intégré 1.200 usagers et suite aux résultats positifs obtenus, notamment concernant la baisse des différentes contaminations (VIH, VHC), il s’est imposé en tant que mesure thérapeutique et a été inscrit dans la loi sur les stupéfiants lors de la révision de 2011.
  • Répression et exécution de la loi
    Il y a en Suisse, une certaine fierté partagée par une majeure partie de la population quand on évoque la politique des quatre piliers. La priorité absolue désormais, c’est que l’on continue à décriminaliser les consommateurs et ça passe par une dépénalisation totale de la consommation.
    C’est d’ailleurs ce que je retiens de mon expérience en lien avec la politique des drogues : une politique qui se limite uniquement à la RdR et à ses expériences novatrices tout en maintenant la prohibition, c’est une politique paradoxale. J’ai passé mon temps à voyager dans tout le pays à dire : « Je sais que c’est un paradoxe, il est nécessaire de dépénaliser la consommation et ses actes préparatoires mais je vous demande d’accepter cette contradiction car elle sauve des vies. » Désormais cette contradiction doit être surmontée.

 

La politique des 4 Piliers est-elle complète ? En manque-t-il à votre avis ?

 

Oui il en manque. On pourrait imaginer un pilier dédié à la régulation des marchés, ou bien à la reconnaissance de l’utilité médicale de beaucoup de drogues actuelles. Mais ce qui manque surtout, c’est une politique sociale qui intègre les problématiques de logements d’urgence, de petits boulots et de boulots stables… Au regard de la montée des consommations de crack et du profil de ces consommateurs, cette politique doit être renforcée.

 

Des associations telles que la nôtre peuvent-elles avoir un impact sur les réformes de santé publique ?

 

Concernant la santé publique en lien avec la politique des drogues, à mon sens il y deux catégories d’acteurs qui sont particulièrement légitimes pour réformer en profondeur les pratiques du secteur. Il y a tout d’abord les villes. N’oublions pas que de nombreux progrès en matière de réduction des risques ont vu le jour grâce à l’implication des élus à un niveau municipal contre les gardiens du dogme au niveau national. Les acteurs municipaux connaissent bien leurs populations, ils doivent montrer qu’ils ont des marges de manœuvre, c’est leur responsabilité face aux citoyens. En Suisse par exemple, c’est épatant tout ce qui a été fait grâce à l’implication des pouvoirs publics locaux. Je pense notamment au développement des Drop-in (équivalent de nos Centres de Soins d’Accompagnement et de Prévention en Addictologie) et des mesures sociales qui allaient avec. Les autres acteurs qui sont tout aussi légitimes dans leurs pratiques pour réformer la politique des drogues, ce sont les associations en contact direct avec les usagers de drogues. Grâce au savoir-faire et à l’implication de leurs praticiens, maraudeurs de rue, du personnel médico-social dans son ensemble en fait, ils peuvent revêtir une posture militante. C’était le cas notamment des professeurs de médecine qui distribuaient des seringues contre l’avis des institutions nationales en pleine crise du VIH. Ces professionnels sont légitimes pour convaincre la population. En se regroupant, les associations peuvent davantage faire respecter leurs voix et se faire entendre à un échelon national. C’est justement le rôle de la Global Commission on Drug Policy que d’obtenir des entrées auprès des autorités un peu partout dans le monde et mettre en contact ONG et décideurs publics. La politique, et particulièrement la politique à un échelon national, doit quant à elle se faire le relais et la protection de ces initiatives.

 

Propos recueillis par Josselin Aubrée