Associer les savoirs et le pouvoir d’agir pour une addictologie cooperative et politique

Pour la 8ème édition des journées nationales de la Fédération Addiction, Alain MOREL, directeur général d’Oppelia, a participé à une conférence sur le sujet suivant : « Associer les savoirs et le pouvoir d’agir pour une addictologie coopérative et politique ».

En un demi-siècle qu’avons-nous appris ? La naissance de ce que l’on a appelé la «  toxicomanie des jeunes  » à la fin des années soixante a été l’événement fondateur de ce que nous pouvons appeler aujourd’hui le phénomène des addictions. Qu’avons-nous appris durant ces cinquante ans  ? Trois choses, essentielles mais largement édulcorées ou ignorées par l’idéologie dominante, trois enseignements que je souhaite partager et mettre en débat avec d’autres acteurs de l’addictologie, y compris bien sûr des usagers.

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> Le premier enseignement concerne les sources du phénomène

Les racines historico-sociales du phénomène des addictions ne font guère de doute à qui veut bien regarder son explosion dans l’exact parallèle de celle du capitalisme marchand et financier. La philosophe française, Cynthia Fleury dit des addictions qu’elles sont « le prix à payer de la modernité ». Elles sont aussi à ranger parmi ce que le philosophe des sciences, Ian Hacking, nomme les « maladies transitoires » (comme l’ont été l’onanisme ou l’hystérie par exemple). Ces comportements sociaux nés d’une époque, intrinsèques à celle-ci, qui engagent la personne dans sa totalité et la confrontent à la morale sociale de cette époque. Les maladies transitoires d’aujourd’hui (addictions, mais aussi obésité, burn-out, troubles de l’attention, par exemple) se nouent dans les modes de vie et les processus d’une société dont l’économie est basée sur l’hyperconsommation, où « tout ce qui peut susciter la convoitise peut s’acquérir sans délai » (Dr Arnaud Muyssen). Un système qui instaure en même temps la domination d’une petite minorité s’appropriant capital, pouvoir et savoir. Un système qui ne se définit pas seulement par des mécanismes économiques et politiques mais qui s’inscrit dans nos relations sociales, dans nos institutions et jusque dans nos façons de prévenir et de soigner.

L’analyse du contexte social est essentielle pour comprendre les addictions, mais à condition qu’elle ne se résume pas au descriptif d’un « arrière-plan » réduit à la dérégulation de l’offre et à la perte de contrôle de la demande. Ce qui en jeu est la genèse même des addictions au plus profond de la culture, de nos rapports aux objets et de nos relations sociales. Mais si, comme nous l’observons, la source du phénomène addictif est bien socio-génique, quels outils nous donnons-nous pour changer cette réalité ? Existe-t-il une alternative ? Faut-il rêver d’un impossible grand soir ou se contenter d’aménager « le système », ou encore nous laisser convaincre de notre impuissance ? Il existe une autre voie, celle de pratiques institutionnelles et sociales disruptives qui portent en germe un système et un lien social autres.


> Stigmatisation et effacement de l’expérience d’usage

Depuis plus d’un siècle, l’addiction est traitée comme une « maladie de la volonté », rejetant le consommateur du côté du fautif et du faible, ne laissant de place à sa parole que dans l’aveu de culpabilité, d’impuissance et dans le devoir de « compliance » aux contraintes auquel on l’assigne, contraintes légales, sociales ou thérapeutiques. Ainsi, depuis longtemps, la stigmatisation de l’usager est permanente et sa parole illégitime.

Dans un tel contexte il nous a fallu et il nous faut encore extraire l’expérience, le vécu de l’usage et des usagers, de la chape d’illégitimité et de culpabilité sous laquelle elle est enfouie. Non seulement pour que cette expérience s’exprime mais surtout pour lui reconnaître sens et savoir. Car ce qui donne sens à l’addiction c’est qu’à sa source il y a un comportement humain volontaire, social et universel : la recherche de satisfactions. Satisfactions ne signifiant pas ici petit supplément de bien-être, perversion du plaisir ou paradis artificiel, mais adaptation au monde et, pour certains en tout cas, condition de survie à court terme. Comment parler de personne, de sujet, si on prive cet individu du sens de son comportement et des bénéfices vitaux qu’il en tire, ou si on le réduit au statut de malade ?

La reconnaissance de l’expérience et la prise en compte de l’expertise qu’elle apporte sur soi et son rapport au monde sont les conditions, aujourd’hui, pour que puisse s’établir une relation thérapeutique, soignant-soigné – c’est-à-dire avant tout une relation interhumaine, faut-il le rappeler. Mais aussi pour qu’une relation entre usagers, populations et institutions puisse également s’instaurer. C’est ce qu’a permis d’entrouvrir la réduction des risques, notamment dans sa dimension communautaire.


> Le pouvoir d’agir individuel et collectif

Le troisième et dernier élément que nous avons (re)découvert grâce à différents courants de pratiques sociales (Gérard Mendel, Yann Le Bossé pour n’en citer que deux), c’est le pouvoir d’agir. Pouvoir d’agir sur soi et sur son environnement dont les usagers de drogues ont été dépossédés, d’abord au nom de la « maladie de la volonté » et de leur conduite fautive, aujourd’hui au nom de « l’addiction maladie chronique du cerveau ». Un concept avec lequel nous ne devons entretenir aucun compromis, d’abord parce que c’est une conception sciemment réductionniste au seul service du pouvoir médico-pharmacologique, et parce que cela situe la problématique exclusivement à l’intérieur de l’individu, occultant sa dimension sociale dont on a vu pourtant la primauté.

Le pouvoir de l’acte est celui de modifier sa réalité, et l’histoire récente des hommes est celle du conflit entre l’extension des pouvoirs d’agir sur soi et son environnement grâce aux progrès technologiques et la confiscation de ce pouvoir par quelques-uns. Telle est d’ailleurs la marque de tous les grands mouvements sociaux depuis près de deux siècles : se réapproprier le pouvoir de décider de nos vies et de l’intérêt collectif.


> Redéfinir le lien social sur une base coopérative

Pour redéfinir un lien social qui émancipe, deux conditions doivent donc être réunies aujourd’hui : reconnaitre l’expérience et renforcer le pouvoir d’agir. Qu’est-ce que cela signifie concrètement ?

Pour être en situation de pouvoir agir sur un enjeu comme celui de modifier son comportement, il faut avoir la capacité de trois choses :

  • choisir librement le changement, ce qui requiert au moins une alternative ;
  • transformer son choix en une décision, ce qui requiert la capacité d’analyser et de s’engager ;
  • agir en fonction de sa décision, ce qui requiert des ressources, d’en tirer une valorisation et de pouvoir en assumer les conséquences.

Si on applique cela aux soins en tant que démarche d’affranchissement du sujet, on voit que l’on ne peut se limiter à desserrer un éventuel étau biologique dans le cerveau ni à seulement soulager les blessures psychiques de son histoire personnelle. Le soin passe aussi par une triple prise de conscience collective, sociale et politique (Yann Le Bossé) :

  • La prise de conscience que d’autres vivent le même problème que moi et que je peux tirer grand profit du partage.
  • La prise de conscience qu’il existe un lien entre la façon dont la société fonctionne et mon problème, ce qui, si je fais avec d’autres quelques pas de côté, me permet d’ouvrir des voies nouvelles.
  • La prise de conscience que mon problème s’inscrit aussi dans un vécu collectif qui ne peut changer que par l’action collective « citoyenne ».

C’est-à-dire, comme l’a dit Karl Marx, prendre conscience in fine que « ma réalité n’est pas une fatalité ».


> Redéfinir nos pratiques et nos organisations sur une base coopérative

Cet apprentissage, cette prise de conscience et l’expérience d’un lien social coopératif ne peuvent se déployer que dans des espaces favorisant l’exploration de l’expérience et l’exercice du pouvoir d’agir. Nos associations et nos institutions doivent être ces espaces privilégiés (Roger Sue).

C’est une évolution qui nécessite d’accepter des changements de « paradigmes ». Cela peut être difficile, mais l’important est de le savoir et de pouvoir évoluer collectivement par une mise en question personnelle et organisationnelle.

  • Mise en question personnelle et professionnelle de nos modes relationnels et des pratiques d’accompagnement ou d’intervention, c’est-à-dire :
    • S’interroger sur soi, son rapport à l’autre et au travail. Favoriser et valoriser bienveillance et coopération.
    • Savoir que coopération signifie créer un rapport égalitaire : « tu vaux autant que moi, et réciproquement ».
    • Ne pas oublier que le pouvoir est une émanation du collectif et qu’il n’est remis à quelqu’un que pour un temps donné, sous contrôle collectif et avec la mission de le redistribuer

Le savoir est un des éléments du pouvoir, il est l’aboutissement temporaire de connaissances accumulées par des générations. C’est un bien commun. Personne ne peut se l’approprier, ce qui veut dire partage, contre-pouvoirs, feed-back, évaluation.

  • Mise en question organisationnelle

Au niveau organisationnel, le changement est celui de l’horizontalité comme alternative à l’organisation traditionnelle pyramidale. Une évolution qui nécessite un changement de culture dans la gouvernance et le management.


> De la collaboration à la coopération: l’expérience d’Oppelia

Les organisations associatives ont une chance, celle que leur donne l’appartenance à l’Economie Sociale et Solidaire, celle d’une souplesse pour expérimenter des modalités d’organisation égalitaires et horizontales, celle de pouvoir inscrire le projet dans les modes d’organisation à tous les niveaux. C’est ce que nous nous efforçons de faire dans notre manière de faire fonctionner Oppelia, en cherchant à passer de collaborer à coopérer.

Collaborer : c’est travailler ensemble

Coopérer : c’est travailler ensemble à une œuvre commune

  • Les conséquences sur l’organisation : gouvernance partagée et « périmètre de souveraineté »
    • identifier les parties prenantes pour construire une égalité entre les 3 catégories d’acteurs (bénévoles, usagers, professionnels)
    • créer des espaces d’autonomie et des interactions à tous les niveaux (individus, services, établissements, association)
  • Les conséquences sur le management : transdisciplinarité et espaces de coopération avec les usagers
    • En priorité par les formations, les auto-évaluations, des commissions et des groupes de travail, des comités stratégiques d’établissement, la recherche…
    • Ouvrir en grand les possibilités de s’impliquer, y compris dans le rétablissement : entraide, paire-aidance, professionnalisation…
    • Inventer de nouveaux espaces : tel que la coopérative que nous allons créer comme lieu d’incubation de projets professionnels et pour faire évoluer le modèle économique sans perdre le fil de l’intérêt collectif.

Soigner en addictologie, cela signifie restituer à l’usager, à la personne, la valeur de son expérience et son pouvoir d’agir dans sa dimension individuelle et sociale qui sont, en réalité, deux dimensions indissociables, comme l’autonomie et la démocratie.

Aujourd’hui, prévenir et soigner les addictions, c’est non seulement aider des personnes à retrouver leur chemin de vie et de bien-être, mais c’est aussi, plus globalement, promouvoir un lien social nouveau qui saura mettre les nouvelles technologies au service des progrès humains et non au seul profit de quelques-uns. Pour y parvenir, il nous faut inscrire ces objectifs au cœur de nos organisations, à tous les niveaux.

Plus l’homme s’augmente par ses technologies, plus les risques augmentent aussi pour lui, et plus nous devons avoir recours à ce qui a toujours permis à l’humanité de surmonter les crises et les menaces sur sa survie : l’entraide et la coopération.

 

Bibliographie

Dr Arnaud Muyssen « Le chem-sex, la prep, l’infectiologue et l’addictologue » (AddictoScope, 17/04/2018)

Yann Le Bossé, « Soutenir sans prescrire. Aperçu synoptique de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir des personnes et des collectivités (DPA-PC) », Éditions ARDIS, Québec, 2016.

Gérard Mendel, « Construire le sens de sa vie. Une anthropologie des valeurs », La Découverte, Paris, 2004

Roger Sue, « La contre société », Editions Les liens qui libèrent, Paris, 2016

 

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